À Constance, Louis et Corine.
Un rien suffit parfois pour déstabiliser un
être et faire basculer sa vie.
C’est ce qui va arriver à Virginia Beckett. Cette
femme mariée de 37 ans, d’apparence équilibrée et bien sous tous rapports va voir son univers s’écrouler dans le cabinet de son médecin.
Elle sortira de ce rendez-vous, fêlée, imprévisible et capable du pire.
Dans ce présent dénaturé par ses peurs, ses désillusions et ses rêves, Virginia va vivre les
heures qui suivent, comme une succession d’opportunités inespérées, de remise en question et de flash-back de son enfance déchirée. Dans cette descente aux enfers, saura-t-elle enfin se trouver
?
Chaque être a sa zone d’ombre et chacun de nous peut pour une quelconque raison perdre la maîtrise et
révéler une personnalité insoupçonnée.
Entrez donc dans l’antre de Virginia Beckett.
Il est des vies que l’on souhaiterait avoir, de ces vies riches en rencontres, en aventures et en passions. Des
vies que l’on admire tant elles sortent de l’ordinaire. On les imagine faciles et pleines de réussites, mais c’est juste une question de point de vue et la vision des faits n’est qu’une illusion
bien restrictive. Toutes les existences peuvent à un moment donné décevoir celui qui la vit. Il n’est pas rare qu’un bonheur visible cache une terrible misère au tréfonds d’un être
solitaire.
Il est des vies simples en apparence, des existences droites, que l’on n’imaginerait jamais voir se
tordre, se pencher jusqu’à en perdre l’équilibre. Il est des êtres enviés, qui vivent au-dessus d’un précipice, des êtres dont l’équilibre psychologique et la vie tout entière ne tiennent à
presque rien. C’est un peu le cas de Virginia Beckett.
Virginia est une jeune femme, dynamique et pleine d’entrain. Elle déborde toujours d’idées ingénieuses.
C’est une femme généreuse à qui tout réussit. Elle exerce un emploi qu’elle a choisi. Elle est institutrice dans une école élémentaire. Elle aime le contact des jeunes enfants à qui elle enseigne
avec passion toutes les bases de l’instruction. Virginia pense qu’il est important de donner le goût de l’étude aux jeunes cerveaux et elle s’y attelle avec succès depuis près de dix ans.
Elle est aimée des élèves et respectée de ses collègues. C’est une référence en matière de
pédagogie, car Virginia allie jeux, découverte, curiosité et éveil. Les résultats sont probants et elle a fait l’objet de plusieurs articles dans le journal local et dans les publications
académiques.
Dans sa vie privée Madame Beckett est mariée à Edward, un dentiste qui s’investit dans la vie
politique de sa région. Ils sont ensemble depuis si longtemps, que Virginia a du mal à admettre que tant d’années sont passées depuis leur première rencontre. Virginia est encore plus amoureuse
d’Edward qu’à leur mariage. Elle aime se répéter qu’il est l’homme de sa vie.
À 37 ans, elle n’imagine pas vivre loin de cet homme qui sait tout d’elle au plus profond de son
intimité, de ses désirs et de ses craintes qu’il sait apaiser de quelques mots ou d’un geste tendre. Il a pour elle les mots et les gestes qui lui donnent confiance, mais au-delà de cela,
connaît-il vraiment cette femme qui partage sa vie ? Ils ont traversé ensemble tant de difficultés, mais cela suffit-il à se connaître vraiment ? L’être humain ne reste-t-il pas pour lui-même et
pour autrui une énigme ?
Leur couple semble uni et leur vie commune est pour tous, le symbole d’une jolie réussite sociale
et personnelle.
La seule chose qui peut surprendre dans cette image du bonheur, c’est l’absence d’un enfant.
Nombreux sont ceux qui s’interrogent dans l’entourage du couple. Virginia affectionne les enfants, aussi, comment se fait-il qu’elle n’ait pas encore son propre enfant ?
Face à cette même question qu’elle entend depuis des années, Virginia répond toujours de la
même manière et toujours avec le même sourire convenu.
– Nous attendons cet enfant avec impatience, mais il tarde encore à venir, sans doute pour que
nous l’aimions davantage.
Virginia dit ces mots avec une voix teintée d’émotion. Elle sait bien que personne n’y croit plus
depuis le temps qu’elle le répète. Elle sait bien que dans son dos on jase sur elle et qu’il court la rumeur que le couple Beckett ne souhaite pas d’enfant tant ils sont carriéristes tous les
deux. Cette désinvolture que Virginia affiche cache en fait la faille de tout son être, la blessure la plus terrible qu’il est donné d’avoir. Comment dire aux gens cette inquiétude montante à
mesure que le temps passe, que l’on a des difficultés à concevoir cet enfant, que l’on désire plus que tout au monde ? La pudeur, le jugement d’autrui et la honte à ne pas être perçue
normale, à ne pas pouvoir transmettre la vie, enferment dans un silence, une solitude et une souffrance intolérable.
Il est délicat de se livrer et puis il y a toujours la personne pleine de compassion qui vous donne un
conseil dont on se passerait bien, sur l’adoption, les traitements qui marchent et puis, tout le reste.
Virginia n’est pas du genre à faire étalage de ses angoisses et de ses petits bobos.
Actuellement, elle suit un traitement contre la stérilité. Elle ne sait plus combien elle en a essayés sans succès. C’est à peine si elle veut se souvenir de tout ce qu’elle a pu en souffrir,
dans son corps, mais surtout moralement.
Cette fois-ci, Virginia se veut optimiste, elle veut croire que ça va marcher, que son chemin de
croix est terminé et que le ciel, la vie, vont lui offrir ce cadeau. Elle veut croire qu’après toutes ces années de tristesse, un nouveau jour va se lever pour eux.
Virginia ne sait plus si elle a encore la foi en Dieu. Elle l’a tant supplié, puis elle s’est résignée
à l’idée qu’elle devait apprendre à se battre sans en attendre de faveur. Elle a souvent pensé qu’elle payait peut-être là, une faute commise. Virginia n’a jamais su le poids de ce péché, qu’elle
se croyait en devoir de réparer. Se pouvait-il que tout ne soit qu’une injustice de la vie ? Que cette stérilité ne lui soit en rien imputable ? Toutes ces questions, Virginia les a eues et elle
a cherché en vain des réponses des nuits entières.
Il ressort de l’être humain qu’il recherche toujours les raisons à toute chose. Peut-être il y a
effectivement une raison. Peut-être que l’humain n’est pas capable de les comprendre ou de les admettre. Mais peut-être aussi qu’il n’y en a pas forcément.
Virginia voudrait juste être comme tout le monde, avoir naturellement un enfant qui viendrait sceller
son amour pour Edward. Elle voudrait simplement lui donner un tout petit. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout à la fois. C’est un peu de ce que l’on est et des valeurs que l’on voudrait
transmettre. C’est une continuation de soi que l’on laisse après sa propre mort. Même si c’est archaïque, c’est un nom et une descendance qui se poursuivent. C’est égoïstement aussi, avoir l’idée
que l’on n’est pas tout à fait parti parce qu’ici-bas demeure quelqu’un de nous. Une façon de transcender la mort.
Cet espoir fait vivre Virginia. Elle s’entoure de douceurs et de bonnes pensées dans cette attente.
Elle écoute son corps et se prépare à accueillir le petit être. Elle le sent là, au creux d’elle.
Elle s’imagine le ventre plein et rond de vie. Elle se voit déambulant dans les rues arborant son ventre, comme une reine fière le ferait d’un précieux joyau. Virginia se sent portée vers
l’avenir. Tout lui semble soudain si facile, toutes les difficultés s’aplanissent et elle voit déjà dans un rêve éveillé son petit bout de chou grandissant à leurs côtés, et eux, ses parents,
spectateurs ébahis de ses premiers pas, de ses premiers mots et de toutes ses premières fois. Elle ressent la joie d’être mère et la main posée sur son ventre encore creux elle prie et espère cet
enfant.
Cet enfant, c’est la raison de vivre de Virginia, c’est sa joie, c’est tout l’amour qu’elle a en
elle et qui enfin prendrait vie. Dans quelques heures, elle devrait enfin avoir confirmation de sa future maternité. Comme elles sont longues ces heures. Virginia voudrait être plus âgée de
quelques heures, juste pour savoir, pour ne plus ressentir le poids de cette angoisse qui lui vrille le ventre. Elle n’a pas beaucoup dormi cette nuit.
Il est encore très tôt dans le petit matin. Le lit est tout juste éclairé par un rayon de lumière
qui s’engouffre par l’espace du rideau mal tiré.
Virginia se retourne dans le lit et regarde Edward. Il dort si calmement. Elle est frigorifiée. Elle
voudrait lui parler, se serrer contre lui, ressentir la chaleur de son corps, être rassurée de son amour. Au moment où elle s’approche de lui, il se retourne dans un ronflement sourd. Virginia se
sent soudain seule elle réalise que tout à l’heure, elle sera aussi seule à son rendez-vous à l’hôpital. Edward a en effet un congrès politique juste après sa journée au cabinet dentaire. Il ne
rentrera que très tard dans la nuit. Trop tard pour qu’elle puisse lui en parler. Elle sera la seule à porter son lourd secret. À cette pensée, Virginia s’attriste.
Cette annonce du spécialiste, Virginia l’attend avec une impatience mêlée d’angoisse. Elle veut y
croire, mais subsiste toujours la possibilité de ce qui serait un ultime échec. C’est un couperet qui mettra fin à une période d’attente et d’incertitude.
Virginia veut surtout croire que ce sera la fin de leur vie actuelle et l’oubli de toutes ces
difficultés endurées depuis ces dernières années. Tout ne sera alors qu’un lointain souvenir et le début d’une vie fabuleuse. Virginia sait au fond d’elle qu’elle se raccroche à ce rêve pour
survivre.
On se fabrique une histoire pour fuir la réalité, parce que l’on refuse le risque d’une nouvelle
souffrance, que l’on craint trop forte pour pouvoir y faire front. On a secrètement peur de ne plus avoir la force pour admettre que les choses seront autres que celles désirées. Comment accepter
de devoir renoncer à ce qui nous tient debout ?
Si elle n’attend pas cet enfant ? Virginia ne veut même pas l’imaginer. Elle se refuse à penser
une telle cruauté de l’existence. Virginia refuse l’idée même d’une existence sans enfant. Ce serait non seulement un rêve qui s’évanouit, mais aussi ses espoirs qui s’écroulent.
Saura-t-elle avoir le courage ultime de tourner la page et de faire son deuil de cet enfant, au cas où
elle ne devait pas pouvoir donner la vie ?
Virginia est si fragile. Plus fragile peut-être que l’on ne peut l’imaginer. Une telle nouvelle
risque de l’anéantir et de la plonger dans une souffrance intense. C’est peut-être parce qu’elle pressent cette fragilité en elle, qu’elle préfère n’imaginer qu’une issue positive.
On se protège comme l’on peut dans la vie.
Edward et Virginia ont pensé à l’adoption, mais la partie n’était pas gagnée d’avance. C’est une
autre guerre des nerfs. Il faut s’armer de patience, remplir toutes les conditions et peut-être qu’après, on peut enfin goûter au bonheur d’être parents.
Virginia a toujours été surprise par tous les critères demandés aux parents éventuels. Il
n’existe en effet aucun service habilité à faire de telles vérifications chez les parents naturels. Comme si l’incapacité à concevoir naturellement un enfant était la preuve d’une incapacité à
être de bons parents. Bien sûr qu’il faut protéger l’intérêt de l’enfant, mais là, c’est deux poids deux mesures. Cette simple pensée révolte à chaque fois Virginia.
Virginia s’est confiée à son mari au début de son dernier traitement, ce devait être en début
d’année. La date exacte lui échappe. Elle lui a dit, un soir, peut-être de déprime ou d’extrême lucidité, que dans le cas d’un échec, elle ne tenterait plus rien d’autre, pas plus qu’elle ne se
tournerait vers l’adoption. Edward a paru étonné.
Il ne s’est pas prononcé, comme si tout cela
lui échappait. Il n’a pas réalisé que sa Giny était à bout de force et qu’elle ne voulait plus se battre pour pouvoir enfin être mère. Pourquoi une telle résignation maintenant ? Edward ne s’en
est pas inquiété, pourtant, il connaît la force de volonté de sa Giny, il dit aussi en connaître toute la fragilité. Il était tard et ce n’était sans doute pas le bon moment pour une telle
conversation. Peut-être, était-il trop fatigué de sa journée pour réaliser l’état de tension de sa Giny.
Quoiqu’il en soit, Virginia vit totalement son rêve. En effet, la jeune femme se raccroche à quelques
symptômes qu’elle présente depuis peu. Et puis, elle a constaté que même mentalement, elle réagit différemment, plus encline à la compassion.
Elle s’est aussi interrogée sur ce qu’elle aurait à donner à cet enfant. À présent, elle pense
savoir. Elle ne cesse de se dire que l’on n’aime pas un enfant comme un adulte. On grandit avec lui et l’on apprend de lui autant qu’on lui enseigne. C’est une chose merveilleuse que de préparer
un petit être à sa vie future. Être là pour lui et lui donner cette force et cette confiance en lui et en la vie à devenir un être autonome, responsable et heureux. Se dire aussi que de cette
expérience, on en sort plus mûr et plus humain.
Virginia sait que c’est une lourde responsabilité et elle serait prête à l’assumer.
C’est une certitude, elle fera de son mieux pour s’en acquitter.
Alors qu’elle pense à cela, elle sort du lit et se dirige vers la salle de bain dans la pénombre
de ce petit matin de mai.
Dans une heure, elle commence sa journée de
travail.
...